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L’incontournable de demain ce sera l’interculturation contextualisée

Abbé Adrien NTABONA

0.0 Introduction

Le Centre de Recherches pour l’Inculturation et le Développement (CRID) a entendu et entend toujours, par inculturation, le fait que la foi pénètre, féconde et transforme une culture, au point que la foi devienne culture et que la culture devienne foi.
Cette tâche de longue durée a démarré en 1992 avec le thème de la famille1. Toutefois, le contexte de la sous-région n’a pas permis de poursuivre cette recherche fondamentale. Le CRID a dû prioriser la lutte pour la vie et la survie en faisant des recherches sur la culture de la paix. Et, à ce sujet, une autre dimension a pu se faire jour à propos de l’inculturation.
C’est l’inculturation horizontale, qui doit précéder la verticale, concernant la foi. Par inculturation horizontale, le CRID a fini par entendre, sur base d’une expérience bien mûrie, le fait que des valeurs étrangères à une culture la pénètrent, la fécondent et la transforment de façon harmonieuse et dynamisante, au point qu’il se produit un mariage entre tradition et modernité ; ainsi qu’un humanisme de synthèse permettant de bâtir du neuf sur le tronc ancien. Cette précision conceptuelle a émergé des recherches faites sur l’institution des Bashingantahe/Sages en vue de proposer au Pays des repères vivants pour la culture de la Paix2.
Et aujourd’hui, comme la recherche continue, cette vision a fait émerger un troisième concept: celui de l’interculturation, c’est-à-dire le fait que des valeurs locales et des valeurs homologuées par la communauté internationale entre dans une opération de mixage contextualisé, permettant une pénétration, une fécondation et une transformation mutuelles, entre les deux pôles, à l’échelle locale, de façon à former des références perceptibles et des repères vivants, bref des rocs qui émergent de l’eau et sur lesquels d’autres acteurs peuvent s’appuyer pour ne pas tomber et se noyer, suite aux vertiges occasionnés par une mondialisation gourmande, agressive, voire envahissante et vorace, au moins par endroits et sur les bords.
C’est de cette dernière perspective qu’il va s’agir dans le présent article. Nous poserons plus profondément le problème de la globalisation en général et celui du brouillage conceptuel en particulier. Nous aborderons ensuite les forces centrifuges que tout cela engendre, pour poser l’interculturation, et la réhumanisation qu’elle engendre dans les esprits, comme l’incontournable de demain3.

1.0. Position du problème
Face aux exigences de la mondialisation, un travail global de mise à niveau est indispensable. A gauche et à droite dans le monde, les esprits ne sont pas encore à la hauteur des exigences d’un développement durable et ouvert à la mondialisation. En cela, le problème ne concerne pas seulement les masses populaires, mais aussi les leaders à différents niveaux et à tous égards. Nous devenons toujours plus à l’échelle mondiale, comme les animaux malades de la peste de la fable. Ils n’en moururent pas tous, dit La Fontaine, mais ils furent tous touchés.
Plusieurs des leaders par exemple, vu les prérequis de la communauté internationale, jouent à la démocratie, tout en ayant un agenda4 caché: celui d’un Pouvoir pour l’avoir ou pour l’arrangement de soi et des «siens», en domestiquant la population et en caressant, à cet effet, des cordes souvent réductrices. Le problème de l’attachement au Pouvoir, en tant que poids psycho-physique, pesant inéluctablement sur les masses, est vraiment l’un des obstacles majeurs à une saine mondialisation, car il cause la destruction des esprits et un grand brouillage conceptuel qui sévit partout…5.

2.0. La question du brouillage conceptuel
Cette domestication des consciences passe par plusieurs canaux, parmi lesquels, les intégrismes de tous bords et de tous calibres, avec parfois des formes de fanatisations manichéennes, mettant tout ce qu’il y a de bon du côté du «nous», forgé à dessein; et tout ce qu’il y a d’exécrable, du côté du «vous», encore plus forgé à dessein. Aucun pays aujourd’hui, n’est à l’abri de cette tentation, le contexte du terrorisme mondial aidant.
De là, à la déstructuration des esprits et à la destruction des vies humaines et des biens situés du côté du «vous», il n’y a qu’un pas allègre. Cela peut aller jusqu’aux génocides comme au Rwanda et au Burundi, où l’ethnocentrisme totalitaire s’est développé et se développe encore, sur fond d’un semblant d’aspiration à la démocratie6. Un tel fléau peut se retrouver ailleurs sous d’autres formes, si l’on y prend pas garde. Les exemples crèvent les yeux, toujours dans un brouillage conceptuel des plus raffinés7.
Des conflits de groupes, il y en a partout dans le monde. Quand ils ne sont pas ouverts, ils sont au moins latents. Si les massacres n’éclatent pas, c’est que tel groupe ou tel autre n’a pas encore décidé d’exterminer tel ou tel autre. Autrement, l’on aurait des Rwandais et des Burundais partout en Afrique et peut-être ailleurs dans le monde. Il faut donc, à tout prix, prévenir cela partout. Sans quoi la communication tous azimuts, à l’échelle planétaire, peut davantage brouiller les paysages politiques, embrouiller les esprits et créer des dédales dans les parcours, la distance ne comptant plus pour paralyser des systèmes et faire exterminer des vies, d’où que l’on se trouve.
Les diasporas qui naissent à cause de la fuite des intégrismes peuvent même créer, à leur tour, des intégrismes de réplique et produire des guerres d’allure identitaire sans fin. Dans l’anthropologie philosophique burundaise, pour qu’un homme puisse agir, il faut qu’il fasse l’unité dans sa vie intérieure. Il faut que l’intelligence et l’affectivité sensible puissent vibrer à l’unisson pour mouvoir la volonté8.
Cela comporte d’emblée un corollaire. La mondialisation devrait mettre, en premier lieu, le programme de la formation aux valeurs, situées à la base de la civilisation des droits de l’homme: le sens de la dignité humaine, la démocratie, la promotion des libertés, la tolérance, la non-violence active, l’auto-promotion, l’autonomie des milieux naturels de vie9.
Ce programme doit inclure les études et les publications sur les richesses culturelles des peuples, en matière de recherche d’harmonie, de prévention et de résolution pacifique des conflits; sans oublier un travail de guérison des esprits et de la mémoire, là où les ravages ont déjà eu lieu en la matière. C’est pour réagir proactivement face au marasme résultant de la Deuxième Guerre Mondiale que la philosophie des Droits de l’Homme a été mise au point, du point de vue formel, à l’échelle mondiale. Aujourd’hui une démarche analogue semblait s’imposer à la fin de la Guerre froide. Dans les pays émergeants en tout cas, le brouillage conceptuel, semble même résulter d’un passage mental, mal assimilé, du monde bipolaire au monde monopolaire. Ce passage malheureusement, a surtout développé un clientélisme rampant, face aux Grandes Puissances10.
Cela est une issue d’un long parcours. En Afrique, par exemple, les contacts entre les cultures ont eu lieu dans un contexte d’acculturation11 par substitution. Ce qui a conduit, ici et là, à une déculturation à nulle autre pareille. Or, qui dit déculturation, dit amoralisation criminogène. C’est la cause éloignée et sous-jacente des interminables crises12. C’est pourquoi, la médication actuelle, qui ne s’attaque qu’aux symptômes politiques, peut être comparée à celui qui ne soignerait que des maladies, dites opportunistes, dans le cas du SIDA, sans chercher à s’attaquer tout droit, à la déficience immunologique.
Or, du point de vue éthique, le système immunologique est plus ou moins à plat, du reste à l’échelle planétaire. Il suffit de penser aux familles désaxées des Pays Occidentaux, avec des divorces à toutes les sauces et à la déroute mentale des enfants, qui, en ce cas, ne savent plus à quel saint se vouer. De là au banditisme et à la drogue, à l’heure de l’adolescence, il n’y a qu’un pas. Qui peut s’étonner, à pareil cas, du brouillage conceptuel qui en résulte? Que ne peut-on pas attendre d’une massification des jeunes aux rapports sociaux sans jointures? Qu’arriverait-il si tout cela acquérait, dans certains réseaux, une dimension planétaire?
Le problème mondial de fond, à gauche et à droite, n’est donc pas, en premier lieu, politique ou économique. Il est tout d’abord axiologique, c’est-à-dire, lié au système des valeurs qui font qu’un homme est un homme. Celui-là est par terre. La déculturation radicale a produit dans beaucoup de milieux naturels de vie une «vacuisation axiologique»13.
Nous sommes devenus, un peu partout dans le monde, comme des nageurs profondément troublés dans leur traversée, qui cherchent désespérément, où s’agripper. Jusqu’ici l’on s’agrippe aveuglement sur le «Blanc», sans devenir, pour lui, un réel partenaire. La «fama Africana» prête à Houphouet Boigny la phrase suivante: «Dieu est grand. Mais le Blanc aussi est grand». En d’autres mots, qu’ils le veuillent ou non, les «Noirs» qui pensent ainsi sont nombreux, avec un ardent désir de s’agripper sur ce dernier, pour ne pas se noyer dans le fleuve de la vacuisation anthropologique. Celui-ci a, de toutes façons, déjà pris racine.
Ce vide résulte de la violence conceptuelle effectuée au départ, au temps de la colonisation. La même violence qui s’approfondit aujourd’hui, avec la communication audiovisuelle presque à sens unique. Ce qui donne toujours plus un citoyen, étranger à son propre milieu, puisque, depuis l’épistémolo-gie14 coloniale et post-coloniale, il lit son monde avec les seules lunettes d’emprunt. Il cherche à se connaître à travers ce qu’on lui dit qu’il est. Il n’a plus envie de le savoir de par lui-même. Il a perdu ses points d’ancrage. Il est devenu un homme de paille, une marionnette, une cire molle, dont on peut faire prendre toutes les formes.

3.0. Conséquence: développement des forces centrifuges tous azimuts, en Afrique en tous cas
La flamme a quitté l’africain moyen par exemple15. Elle est dans un ailleurs inconnu. C’est pourquoi, il fait tout pour se fuir et aller vers un ailleurs inconnu. Il connaît les embûches de cet ailleurs, mais il doit partir.
J’ai vu, à ce sujet, un film fort éloquent à ce sujet, grâce à ses images frappantes. Un jour, des prêcheurs se sont sentis la mission de mobiliser pour l’émigration en Europe. Tout de suite des colonnes de migrants ont surgis de toutes parts. Le mot d’ordre était le suivant: «l’Europe a pris toutes nos ressources matérielles et humaines. Allons chez elle les partager avec les Européens!». Les colonnes, bien hautes en couloir, se sont bousculées sur le Détroit de Gibraltar dont le portique a cédé. Elles sont montées en force en Espagne, en direction de la Capitale de l’Europe: Bruxelles.
Entretemps le Parlement Européen s’est réuni, sans oser tirer sur ces assaillants: «inermes». Deux courants se sont alors partagés l’émicycle: la réaction musclée ou le développement réel de ces peuples chez eux. C’est ce dernier courant qui a fini par l’emporter. Un véritable plan Marshall a été voté…
Tel est le drame de la dérive africaine dans beaucoup d’endroits16. Comment peut-on servir un continent, annihilé anthropologiquement et axiologiquement? Un continent où on est que de corps, le cœur étant ailleurs? Quand le milieu rural, devenu opaque pour ses composantes n’attend d’éclairage qu’à partir de la ville; quand la ville, elle-même, attend sa lumière d’un ailleurs résolument et irrémédiablement inconnu, la mondialisation devient un bulldozer en douceur aux suites imprévisibles17.
Ayant ainsi perdu leurs repères, les masses africaines sont alors habituées à obéir sans comprendre, pourvu que l’ordre vienne d’en haut, des chefs du «nous» béni, même s’il invite à tuer. Tel est l’effet de la déportation culturelle qui donne, depuis un siècle, des citoyens brisés et blasés, n’aimant que la sécurité individuelle et le profit immédiat. Tel est l’effet d’un génie créateur qui a tari, laissant la place à l’inertie et à la léthargie: un vide qui attend n’importe quoi pour être comblé: un brouillard tissé dans les cerveaux et engourdissant les cœurs18.
Ce brouillard risque de s’approfondir avec l’actuelle communication tous azimuts, fonctionnant sur fond de vide axiologique à beaucoup d’endroits. Il est par exemple, en train de se développer, un parler chaud, empreint d’une très forte affectivité. La rigueur et la cohérence internes des discours fait de plus en plus place à la résonance physique et émotionnelle des messages. Une logique sensorielle est en route, profitant du vide axiologique. L’homme est ainsi fragmenté, voire éclaté.
C’est ainsi que les débats, dans certains forums, ressemblent à des ruches bourdonnantes, où chacun, au lieu de raisonner, résonne à la vibration des messages. Ce qui accuse une adolescence collective, où la concentration rigoureuse sur des concepts devient fort coûteuse, au profit d’un certain aventurisme intellectuel et d’une pollution par le trop plein de bruits, assourdissants au sens acoustique du mot. Ce n’est pas pour rien que la sagesse populaire a inventé le proverbe suivant: “ce sont les tonneaux les plus vides qui font le plus de bruit”. Cela cause un grand émiettement, entraînant à son tour, une certaine hypnose de la raison, au profit de la passion. En d’autres mots, une extériorisation trop poussée de la personne, provoquant un endormissement de la vie intérieure, ne peut que conduire à l’aliénation, c’est-à-dire le fait d’être étranger à soi-même et d’être commandé du dehors et de loin. Tels sont les effets d’une mondialisation à sens unique, semblable à un bulldozer en douceur19.
De toutes façons la fracture numérique est alarmante à ce sujet, si de sérieuses précautions ne sont pas prises.

4.0. Le remède de demain, c’est l’interculturation
Pour remédier au marasme décrit plus haut, il faut donc viser à former des rocs sur lesquels les masses puissent s’appuyer dans le brouillard en cours; des axes de rotation, autour desquels des meilleures évolutions peuvent avoir lieu20. Des personnes qui ne sont pas prêtes à se vendre à n’importe qui; des jeunes qui veulent sérieusement préparer l’avenir collectif; en ne comptant pas nécessairement sur les adultes, eux-mêmes en crise21. En d’autres mots, il faut former des personnes-ressources, des leaders endogènes, capables d’être des pôles référentiels et des repères vivants, sur lesquels les masses peuvent voir des valeurs vécues et rechercher résolument un chemin concerté d’existence, un projet de société endogène.
La mondialisation ne peut donc réussir qu’à condition de former partout des personnes qui puissent dire: «Si je n’obéis pas aux impératifs de ma conscience et de l’interpersonne sans frontières, je me tue». Si je ne comble pas le vide axiologique et le marasme conceptuel ambiants, je me tue. Si ne n’obéis pas à l’interculturalité, localement raisonnée et contextualisée, je me tue. D’où, l’importance de la triade «reculturation, inculturation et interculturation» pour faire réussir la mondialisation22.
La reculturation contextualisée c’est la réappropriation des valeurs endogènes dans un milieu de vie donné pour agir constamment en toute âme et conscience, obéissant à des impératifs à la fois internes et ouverts à l’interpersonne et pour avoir ainsi une identité dans le concert des nations. Quant à l’inculturation, comme il est dit plus haut, elle a lieu quand les données étrangères à la tradition d’un pays, pénètrent et fécondent la culture locale, en la transformant du dedans et en se laissant transformer par elles, au point qu’il soit possible de créer du neuf sur le tronc ancien.
Dans le cas d’espèce, ces données doivent être en premier lieu les valeurs de base, déjà homologuées par la communauté internationale, pour créer toute société acceptable et fréquentable, dans le concert des nations. Soulignons à ce sujet, par exemple, le fait que des valeurs comme les droits de l’homme, la démocratie, la bonne gouvernance, la tolérance et la non-violence sont des valeurs liées à la mondialisation, mais qui méritent d’être inculturées pour avoir un accès durable dans les consciences23.
Toutefois, ces valeurs ne doivent pas tomber dans les esprits comme dans un vide béant ou comme dans un tonneau de Danaïdes, comme il en est maintenant. Il faut donc, précisément, faire précéder l’inculturation par la reculturation. Celle-ci, comme il vient d’être dit, consiste dans le fait de se réapproprier sa culture en vue d’en faire une clef du développement, pour utiliser une expression chère à l’UNESCO. Par culture, nous entendons, en premier lieu et avant tout, le niveau des valeurs, c’est-à-dire, ce qui fait qu’un homme est un homme24.
Il faut que les repères vivants, déjà souhaités, puissent avoir l’occasion de s’approprier les références conceptuelles locales et internationales, pour se forger un jugement solide, au milieu du brouillard ambiant; une capacité de discernement face à l’actuel brouillage de la communication et de la mémoire. En ce cas, précisément, la guérison de la mémoire doit accompagner la guérison des personnes et des groupes.
Sans ce travail de réaxiologisation, la mondialisation fera peut être des clients potentiels, mais des partenaires peu fiables, sans boussole, sans points d’ancrage et ni points de repère25. Or il s’agit de naviguer. Au sens propre, ce sera sur mer et dans les airs; et au figuré à travers l’internet! Le partenariat, acquis grâce à la mondialisation, mais établi dans un tel contexte de séisme axiologique, ne peut donc être qu’un marché de dupes26.
Toutefois, la reculturation et l’inculturation ne suffisent plus à elles seules. Elle comporteraient même, si elles restaient cantonnées à leur sein, un défaut de fabrication: le fait de prendre comme point de départ des données étrangères à une culture et, comme point d’arrivée, la culture locale. Il y a lieu de les compléter par l’interculturation, c’est-à-dire, le fait de partir de la reculturation, c’est-à-dire de la réappropriation de l’essentiel des valeurs qui font qu’un homme est un homme dans sa culture donnée, pour les marier avec les valeurs homologuées mondialement en opérant un mixage raisonné et contextualisé des différentes sources de référence; pour engendrer une société où l’humain et l’interpersonne sans frontières se retrouvent; où le local et le mondial s’épousent27.
Quand je parle de la réhumanisation, je ne crois pas exagérer. Il suffit de fixer les regards sur la violence qui se développe aujourd’hui sur les stades de football, pour se rendre compte que massification signifie, de plus en plus, réification, c’est-à-dire l’action de réduire les personnes humaines en choses. Il suffit aussi d’observer l’appétit aiguisé d’accaparer les biens des plus faibles, en les domestiquant culturellement et axiologiquement. Il suffit enfin d’ouvrir les yeux sur la rage de tuer, en se suicidant si il le faut, qui est en train de se répandre dans le monde comme une marée de combustible, versée par des bateaux rageusement et obstinément ivres28.
De la sorte, pour être bien utile à la mondialisation, l’interculturation contextualisée doit faire le plus possible attention à la dimension spirituelle et communautaire de la personne humaine qui, une fois située au cœur de la mondialisation, peut servir d’antidote contre une globalisation organisée sur fond d’un individualisme primaire et vulgaire, pour être seulement propre à aider le plus fort à phagocyter le plus faible29; et à faire en sorte que l’infortuné perde pied chez lui et décide de se réfugier chez le plus fort. Dans ce contexte, les migrations clandestines ne peuvent que pilluler, comme il est montré plus haut, avec des embarcations de fortune s’il le faut.

5.0. De ce chef, seule une interculturation conduisant a une réhumanisation peut produire de bons fruits
Cela étant, pour réussir, la mondialisation, il faut radicalement s’adresser, avant tout, à l’être humain en tant que tel; et à tout l’être humain, surtout dans tout ce que celui-ci a de sacré; au lieu de se fonder sur le seul échange de choses, tel qu’il en est malheureusement aujourd’hui dans les règles du commerce mondial30. Cette sémantique réductrice, poussée à l’extrême, ne peut du reste qu’engendrer une chosification des personnes, avec toutes les conséquences de violence conceptuelle, verbale et physique.Si, par contre la personne humaine est prise au sérieux dans la mondialisation, les cultures des peuples et même celles des plus faibles, seront prises en compte. Je souligne bien, les cultures des plus faibles! Et dans cette prise en compte, la culture doit être en première ligne. La culture, précisément, c’est ce par quoi l’homme devient un homme. Sans la mettre au premier plan, sans mettre par exemple la culture des faibles dans le commerce mondial, la globalisation économique n’aboutira qu’aux massacres des innocents; elle ne sera qu’un monstre qui vide les pauvres de leur âme; un bulldozer en douceur qui arrache les racines des peuples.
Ce qui, comme il est dit plus haut, ne produira du côté des faibles que des hommes de paille, chez qui un contrat, fût-il d’affaire, ne sera qu’un chiffon de papier, contournant allègrement l’éthique du commerce mondial31. On ne badine pas avec la déculturation. Par contre seule l’interculturation contextualisée, telle que définie plus haut peut asseoir la mondialisation sur de bonnes bases32. Les concepteurs de la mondialisation gardant donc à l’esprit le fait que l’homme ne devient homme que par la culture, se résoudront à contribuer à promouvoir la culture des plus faibles dans un climat de convergence mondiale et de complémentarité active, à l’échelle planétaire. L’économie globalisée ne réussira donc qu’en se mettant au service de l’homme et de ses cultures, reconnues comme étant ce par quoi l’homme devient un homme. Par là, l’internationale citoyenne posera ses jalons et fera souche, grâce à l’interculturation contextualisée qui en sera la voie obligée.
Par contre, si l’être humain est réduit au principe d’individuation, à savoir la matière dotée de quantité (materia signata quantitate), il ne sera pas citoyen du monde, sujet de droits et de devoirs, compris et assumés. Il sera plutôt une chose (res), en plus des choses à vendre et à acheter: une chose au service d’autres choses, érigées en idoles, avec une pensée unique à la base. Les biens de la terre n’appartiendront pas ainsi à l’homme, mais, c’est lui qui leur appartiendra, avec toute la sujétion voulue; avec toute la servitude qui s’en suivra.
Et alors la mondialisation peut même être le socle de l’esclavage post-moderne, provoquant, par la suite, des revendications identitaires, tentaculaires et interminables, accompagnées de formes de violence encore plus identitaires, qui paralyseraient les échanges mondiaux. On ne fait pas impunément de la sémantique réductrice, surtout quand le réductionnisme évacue l’essentiel, du point de vue anthropologique et axiologique.
Plus largement, encore, on ne peut sauver la terre qu’en sauvant l’homme. Et on ne sauve l’homme qu’en sauvant sa culture. Par là, on ne peut commercer sainement, à l’échelle planétaire, qu’en dilatant les esprits et les cœurs, pour poser les jalons d’une famille sans frontières, précisément grâce à l’interculturation contextualisée33.
Il faut donc un nouveau pacte à cet effet. Après la Deuxième Guerre Mondiale, un pacte a eu lieu. Il a permis à l’actuelle insistance sur la civilisation des droits de l’homme de prendre pied. Ce pacte est, lui-même, aujourd’hui galvaudé par ceux qui devaient le mettre en pratique.
Aujourd’hui, il faut de toutes façons, un nouveau pacte, qui puisse souligner les devoirs de l’homme, l’obligeant à joindre, constamment, spiritualité, solidarité et coresponsabilité, à l’échelle locale et planétaire à la fois, comme il doit en être dans tout corps organique, pris aux sérieux.
L’éthique de la responsabilité, intégrale et globale, doit donc présider à la mondialisation, en passant par l’interculturation contextualisée, surtout au niveau des valeurs. Jusqu’ici, en effet, l’Occident ne s’est jamais préoccupé de comprendre les valeurs situées à la base de coutumes africaines, demeurées pour lui opaques. D’où un vaste malentendu: le fameux brouillage conceptuel, souligné plus haut34.
Si donc dans l’interculturation contextualisée, le niveau des valeurs n’est pas visé en premier lieu, les échanges à l’échelle de l’expression et de l’outillage culturels ne seront que du folklore pour amuser la galerie et ajouter le plaisir au plaisir chez les gens rassasiés, en affamant, de plus bel, les plus affamés35.
Egalement, si le niveau des valeurs n’était pas atteint dans l’interculturation préconisée, la prise en compte des institutions des faibles ne peut être qu’une tolérance en vue de faire avaler des couleuvres, comme celle de se laisser dépouiller, le sourire aux lèvres, avec des applaudissements nourris, voire des fanfares36.

6.0. Conclusion
Cela prendra du temps. C’est le minimum. De toutes façons, le temps détruit tout ce qui est fait sans lui37. Il faut plutôt imaginer par exemple, que les pays africains sont comparables aux grenouilles de l’Allégorie. Celles-ci sont tombées dans un énorme récipient de lait. Et alors, au lieu de se décourager et de se noyer, elles ont décidé de se débattre à qui mieux mieux. Et plus elles se débattaient, plus elles battaient le lait.
Or, quand le lait est soumis à cet exercice, il produit progressivement du beurre. C’est cela qui a eu lieu. Une belle motte de beurre a été acquise. Et les grenouilles sont montées sur elle, la tête haute. Et elles sont sorties du récipient, revigorés à jamais. C’est le travail de la reculturation, souligné plus haut comme un préalable à l’interculturation. Celle-ci ne sera acquise qu’à condition de commencer par le fait de se débattre, plus que jamais, dans le fameux lait.
Précisément, les pays africains, pour la plupart, ne sont pas tombés dans de l’acide, mais dans du lait38. Ils ont des valeurs qui, malheureusement, couvent, pour le moment, sous la cendre, si elles ne sont pas englouties sous des débris. Il faut donc les déterrer et les revigorer. C’est l’œuvre de la reculturation et de la réaxiologisation dont on ne peut dire assez l’importance.
De plus, pour eux, l’ouverture à l’interculturalité sans frontières est déjà acquise. Il suffit de les former à choisir et à naviguer en vue d’arriver à bon port, dans un climat, fait à la fois d’inculturation et d’interculturation contextualisée39.
Ce travail, le Centre de Recherches pour l’Inculturation et le Développement (CRID)40 que l’auteur de ces lignes a eu le bonheur d’initier et qu’il dirige, s’est proposé de le faire. Il a déjà beaucoup publié en la matière. Toutefois le terrain est plein d’embûches41. Le CRID serait donc heureux, si d’autres services et organismes du genre pouvaient collaborer avec lui pour ensemble atteindre des résultats palpables et diffusables.
De toutes façons, l’avenir est à ceux qui cherchent et luttent sur le terrain axiologique à l’échelle planétaire, en créant au départ des «élites» en ce sens42. Quand je parle d’élites, je n’entends pas, cela va de soi, des dignitaires. J’entends des personnes-ressources, des pôles référentiels, des repères vivants, quelles que soient leurs conditions sociales43.

Notes
1 Une solide recherche a été menée à cet effet. Elle a produit un numéro spécial de la revue «Au Cœur de l’Afrique» (ACA), intitulé «La famille burundaise et ses défis», in ACA 1992/2-3, pp. 177-425. Dans ce numéro, il serait utile de lire, A. NTABONA, «Famille et inculturation au Burundi», in ACA 1992/2-3, pp. 335-361.
2 Un ouvrage a été publié sur ce thème de la réhabilitation de l’institution des Bashingantahe dans la perspective de l’inculturation. Cf Adrien NTABONA, Itinéraire de la sagesse. Les Bashingantahe hier, aujourd’hui et demain au Burundi, Editions du CRID, Collection «Culture et Inculturation» n° 1, Bujumbura, 1999, p. 310.
3 La question de l’interculturation s’est sérieusement posée à l’auteur de ces lignes, au cours de la praxis de l’inculturation, dont il a publié les premières pistes dans l’article intitulé «L’interculturalité, avenir de l’Humanité», in Foi et Développement, 2001/2002, pp. 1-4.
4 Utilisé dans le cadre des conférences internationales, le mot «agenda» signifie «programme politique».
5 Dans l’Afrique des Grands Lacs en particulier, le brouillage conceptuel a eu droit de cité. Cf Christian R. MANAHL, «From Genocide to Regional War: The Breakdown of International Order in Central Africa», in ACA 2000/4, pp. 463-482.
6 Le schéma classique du manichéisme s’applique admirablement à l’ethnocentrisme totalitaire du Rwanda et du Burundi. Cf A. NTABONA, «Religion’s levers for peace building and communitary development in Africa», in ACA 2000/2-3, pp. 257-268.
7 Le mythe hamite est l’exemple le plus éclairant d’un brouillage conceptuel qui a admirablement réussi. Cf Lothaire NIYONKURU, «La survivance et le rôle de l’idéologie bantou-hamite dans la crise burundaise», in ACA 1997/1, pp. 94-121. Voir aussi, à ce sujet, Patient KANYAMACHUMBI (Mgr), «Les conflits ethniques et le mythe bantu en Afrique interlacustre», in ACA 1998/1-2, pp. 5-60.
8 Plusieurs recherches ont été effectuées à ce sujet. Voir entre autres A. NTABONA, «La conscience “Umutima”, voie incontournable pour la réhumanisation au Burundi», in ACA 2000/4, pp. 483-510.
9 Le souci est fort partagé dans le monde entier, où que l’on soit. Cf Salvator NICITERETSE, «La mondialisation et l’amélioration de la qualité de la vie», in ACA 2000/4, pp. 411-445.
10 La question a été, même en termes crus, par l’auteur de ces lignes, il y a 20 ans. Cf A. NTABONA, «Quelques réflexions sur l’acculturation par substitution et ses conséquences hier et aujourd’hui au Burundi», in ACA 1982/6, pp. 32-53.
11 Processus par lequel un groupe humain assimile, en tout ou en partie, des valeurs culturelles d’un autre groupe humain.
12 Cf J. KAMANA, L’Afrique va-t-elle mourir? Essai d’éthique politique, Ed. Karthala, Paris 1993, pp. 81-103.
13 Action provoquant un vide moral et intellectuel caractérisé par une perte des valeurs requises pour qu’il y ait une humanité dans un homme.
14 Branche de la philosophie s’occupant de la théorie de la connaissance et de sa validité.
15 Une approche précieuse sur ce point mériterait beaucoup d’attention. Cf A. SINDAKIRA, «Les facteurs culturels du développement», in ACA 1999/4, pp. 439-464.
16 Il serait utile de lire, à ce sujet, Liboire KAGABO, «Mondialisation et globalisation: une chance pour l’humanité au Troisième millénaire?», in ACA 2000/1, pp. 125-131.
17 Cf A. NTABONA, «Pour un troisième millénaire qui dépasse la globalisation monoculturaliste en vigueur, de Charlemagne à nos jours», in ACA 2000/1, pp. 11-16.
18 J. GATUGU a approfondi les conditions d’une humanisation réelle dans une société. Ces conditions méritent d’être méditées. Cf J. GATUGU, «Etre une personne humaine, une exigence morale», in ACA 1999/4, pp. 465-492.
19 Cette conclusion a été tirée suite à une recherche faite par l’auteur de ces lignes. Cf A. NTABONA, «Codes culturels et éducation au Burundi», in ACA 1983/6, pp. 346-382.
20 Cf Michel CASTEL (alors Maire d’Albi en France), «Valeurs et politique», in ACA 1988/5, pp. 377-395.
21 Pour approfondir ce sujet, il serait utile de lire Emmanuel NTAKARUTIMANA, «Une Eglise en genèse, le tournant», in ACA 1988/2, pp. 103-115.
22 Cf Ngindu MUSHETE, «Evangélisation à l’épreuve de la modernité: questions venues d’Afrique», in ACA 1988/4, pp. 248-269.
23 Voir à ce sujet A. NTABONA, «La dynamique de l’évolution culturelle au Burundi», in ACA 1998/3, pp. 439-455.
24 Cf Philippe NTAHOMBAYE, «Les langues nationales et la construction de l’Etat. L’exemple du Burundi», in ACA 1997/2-3, pp. 352-380.
25 Cf Liboire KAGABO, «Le problème des valeurs au Burundi», in ACA 1992/4, pp. 525-568.
26 Une réflexion connexe à celle a inspiré ces lignes, dans un sens, légèrement différent, mais avec des points de départ analogues. Cf E. NTAKARUTIMANA, «Démocratie ou/et Koinocratie. Les chrétiens face à un piège», in ACA 1991/2-3, pp. 339-360.
27 Cf A. NTABONA, «Pour une communication holistique, intégrant oralité, écriture et audiovisuel», in La Communication, Actes du 16ème Colloque d’Albi. «Langages et Signification», Ed. CALS Toulouse, 1995, pp. 27-53.
28 J. KAPANGWA (ex-Evêque d’Uvira en République Démocratique du Congo), «Les problèmes des émigrés et des réfugiés dans la sous-région des Grands Lacs», in ACA 1992, pp. 1992/1, pp. 31-38.
29 Cf Achille MBEMBE, «Etats, violence et accumulations d’Afrique Noire», in ACA 1989/1, pp. 22-41.
30 A l’échelle locale, la recherche de Philippe NTAHOMBAYE a inspiré ces lignes. Cf Ph. NTAHOMBAYE, «Evolution de la solidarité traditionnelle et le développement socio-économique au Burundi», in ACA 1992/2-3, pp. 181-206.
31 Cette prise de réflexion est parti de la réflexion de B. BUJO sur la compréhension du droit en Afrique. Cf B. BUJO, «La compréhension du Droit dans le contexte traditionnel africain», in ACA 1992/4, pp. 568-579.
32 Le caractère incontournable des bases à assurer pour qu’il y ait une inculturation réelle et durable a été identifié dans une recherche sur la civilisation de l’oralité. Cf A. NTABONA, «La civilisation de l’oralité du point de vue des mécanismes de production du sens», in L’oralité dans l’écriture et réciproquement, Actes du 22ème Colloque d’Albi «Langages et Civilisations», Ed. CALS/CPST, Toulouse 2002, pp. 147-158.
33 Une réflexion lumineuse d’un chercheur qui a joint «science et sagesse» mérite beaucoup d’attention. Cf Georges MAURAND, «La communication: une structure, des formes, des règles, mais aussi un art et une sagesse», in La Communication, Actes du 16ème Colloque d’Albi «Langages et Signification» Ed. CALS, Toulouse, 1995, pp. 7-26.
34 Les nombreuses études ethnologiques actuelles ont obligé à tirer la présente conclusion. Cf Jean LOHISSE, La communication tribale et la communication sociale dans les sociétés traditionnelles d’Afrique Noire, Ed. Universitaires, Paris, 1974, pp. 55-80.
35 La dimension locale de ce phénomène a été bien éclairée par la recherche d’Yves BRILLON. Cf Y. BRILLON, L’éthocriminologie de l’Afrique Noire, Presses Universitaires de Montréal, Montréal, 1980, pp. 40-71.
36 L’ouvrage d’Achille MBEMBE mérite beaucoup d’attention à ce sujet. Cfr A. MBEMBE, Afriques indociles, Ed. Karthala, Paris 1980, pp. 90-120.
37 J.A. DE BAUW, Politique Africaine, Ed. J.A. DE BAUW, Bruxelles, 1966, pp. 37-78.
38 Il y a tout de même de l’acide ici et là. Cfr J.P. CHRETIEN, «Presse Libre et propagande raciste», in Politique Africaine, n° 42, Juin 1991, pp. 102-120.
39 Cf J. P. NDIAYE, Monde noir et destin politique. Ed. Nouvelles Editions Africaines, Abidjan, 1976, pp. 102-141.
40 CRID: B. P. 1390, Bujumbura, Burundi, e-mail: crid@cbinf.com.
41 Cf A. NTABONA, «Langage audiovisuel et évolution culturelle de la jeunesse», in ACA 1995/6, pp. 351-370.
42 Cf Idem, Itinéraire de la sagesse. L’institution des Bashingantahe, hier, aujourd’hui et demain au Burundi, Ed. du CRID, Collection «Culture et Inculturation» n° 1, Bujumbura, 1999, pp. 225-284.
43 Il serait utile de lire une expérience faite à ce sujet. Cf Anastasia STEPANOVA et Dora ABIDA, «Eriger les défenses de la Paix. Vingt Cinq jeunes à l’école de la réconciliation franco-allemande», in Changer international, 2002/305, pp. 3-5. A un niveau plus profond, Michel CAMDESSUS, ancien Responsable du Fonds Monétaire International (FMI), devenu Président des Semaines Sociales de France, fait une réflexion qui mérite le maximum d’attention. Cf Michel CAMDESSUS, «Comment concilier mondialisation financière et espérance», ibid. 2002/303, pp. 3-5.


II Rencontre continentale africaine
VOUS SEREZ MES TÉMOINS EN AFRIQUE. Réalités, défis et perspectives pour la formation des fidèles laïcs. La contribution de l’Action Catholique/2 – Bujumbura,21-25 août 2002

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Abbé Adrien NTABONA
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